vendredi 30 octobre 2015

Entretien avec Sergueï Lavrov (24 Octobre 2015) [+vidéo]


Interview du Ministre russe des Affaires étrangères Sergueï Lavrov accordée à l'émission Les nouvelles du samedi, 24 octobre 2015 :

Question: C'est votre première apparition devant les caméras depuis la visite du Président syrien Bachar al-Assad en Russie. Samedi dernier, nous parlions justement des difficultés liées à l'envoi d'aide humanitaire de Russie en Syrie - la Bulgarie avait fermé son espace aérien et l'aide avait dû être acheminée via la Roumanie. Dans ce contexte, l'arrivée du Président syrien Bachar al-Assad a sûrement été une véritable opération spéciale... Comment est-il arrivé en Russie, si ce n'est pas un secret?
Sergueï Lavrov: Je n'entrerai pas dans les détails. L'important est que le Président syrien Bachar al-Assad se soit rendu à Moscou, se soit entretenu avec le Président russe Vladimir Poutine avant de revenir en Syrie.
Question: Son apparition à Moscou montre que la Russie mise aujourd'hui essentiellement sur Bachar al-Assad, qui bénéficie de son soutien militaire. Parlerez-vous avec d'autres acteurs en Syrie?
Sergueï Lavrov: Depuis quatre ans pratiquement, tous les dirigeants de divers groupes d'opposition se sont rendus en Russie, sans exception, y compris la Coalition nationale, les Frères musulmans et le Comité de coordination national de Syrie.
Question: Que la Ligue arabe qualifiait d'"unique représentant légitime".
Sergueï Lavrov: La Ligue arabe parlait ainsi de la Coalition nationale. Nous avons reçu cette dernière, ainsi que des opposants qui n'étant pas des émigrants et ont toujours travaillé en Syrie pour la démocratisation du pays et la prise en compte de leurs approches. C'est pourquoi, quand ils se rendaient chez nous, quand nous avons organisé deux forums spéciaux des opposants à Moscou pour tenter de les unir sur la base constructive de la responsabilité envers son pays, de la disposition aux négociations pour régler les problèmes politiques de la Syrie, personne ne nous a reproché de miser sur l'opposition. Nous n'avons jamais cessé de travaillé ni avec le Gouvernement syrien, ni avec l'opposition. Je pense que nous sommes probablement le seul pays à entretenir des contacts avec toutes les forces politiques en Syrie.
Question: Les affaires des pilotes militaires russes vont aujourd'hui très bien. L'armée gouvernementale syrienne a la possibilité de passer à l'offensive. Dans ce contexte, n'est-il pas dommage de tenir compte des intérêts non seulement de Bachar al-Assad, mais aussi de l'opposition?
Sergueï Lavrov: Nous ne voulons pas prendre en compte concrètement les intérêts d'un camp ou de l'autre. Nous agissons pour la Syrie. Or il est important pour elle que la situation y soit pacifique, que la guerre se termine le plus rapidement possible et que les terroristes n'aient pas la possibilité de prendre le pouvoir à Damas, ni ailleurs en Syrie. Je suis certains que les succès actuels de l'armée syrienne - avec notre soutien aérien - permettent de consolider les positions du pouvoir et doivent rendre le gouvernement plus intéressé à promouvoir le processus de paix.
Question: En avez-vous parlé avec le Président syrien Bachar al-Assad?
Sergueï Lavrov: Nous en avons parlé avec le Président syrien Bachar al-Assad. Il en est parfaitement conscient lui-même, qui a d'ailleurs déclaré que la phase militaire de la lutte antiterroriste devait être complétée par une consolidation de la partie saine de la société et le lancement d'un processus de paix qui assurerait la prise en compte des intérêts de tous les Syriens sans exception, indépendamment de l'ethnie, de la confession ou des préférences politiques dans la structure étatique et les organismes publics.
Question: Il y a une semaine, nous avons interviewé le Premier ministre russe Dmitri Medvedev, qui a qualifié de "stupide" la position des États-Unis après qu'ils ont refusé d'accepter une délégation présidée par le Premier ministre russe comme le suggérait le Président russe Vladimir Poutine. Néanmoins, vous partez demain à Vienne où vous rencontrerez le Secrétaire d’État américain John Kerry, ainsi que vos homologues de Turquie et d'Arabie saoudite. Y a-t-il des choses à se dire avec les Américains après leur geste vis-à-vis de la délégation russe "théorique" menée par le chef du gouvernement?
Sergueï Lavrov: Nous ne claquons jamais la porte, nous ne prenons pas de poses offensées. A chaque fois qu'un individu refuse d'aborder un problème sérieux, on s'interroge sur sa vision des événements, sur ses idées pour remédier à ce problème.
Je demanderai à John Kerry quelles sont les idées des Américains aujourd'hui, mais cela n'ajoute certainement pas d'autorité à un Etat s'il refuse catégoriquement une rencontre - à tout niveau - quand une proposition de rencontre est formulée.
Quand nos collègues américains avancent de telles initiatives nous répondons toujours, nous n'esquivons pas le dialogue. Le fait que le Secrétaire d’État américain John Kerry a proposé de se rencontrer demain à Vienne indique que nos partenaires américains ont tout de même conscience de la nécessité du dialogue et du fait que, sans la Russie, il ne permettrait pas d'apaiser la situation dans cette région (à condition que nous voulions tous l'apaisement de la région, et non la poursuite des perturbations et des éclatements d’États, leur affaiblissement, le changement de régime – j'espère que non). Quand nous avons convenu de cette réunion, John Kerry a déclaré au téléphone: "Pourquoi avez-vous réagi ainsi à notre réaction par rapport à la proposition de visite de la délégation de Dmitri Medvedev?". Et comment nous aurions dû réagir? Nous avons reçu la lettre officielle de l'Ambassadeur des États-Unis John Tefft où il est écrit: "Les Etats-Unis déclinent la proposition de la Fédération de Russie d'envoyer à Washington cette délégation". John Kerry m'a dit: "Tu sais, il ne faut pas le prendre si littéralement parce que nous sommes en cours de processus. Les conditions ne sont pas encore réunies pour un tel contact. Travaillons pour l'instant au niveau ministériel, puis nous seront prêts à examiner vos autres idées".
Question: Cette composition de la réunion à Vienne - seulement les Américains, les Turcs et les Saoudiens - vous suffit-elle?
Sergueï Lavrov: Bien sûr que non. En acceptant ce format nous avons dit à plusieurs reprises que nous étions convaincus de l'inutilité de créer un "cercle extérieur" de soutien au processus de paix syrien sans l'Iran. Nous sommes également persuadés que dans les conditions actuelles, il est crucial d'inclure à ce groupe l’Égypte, le Qatar, les EAU et la Jordanie. D'ailleurs, certains de ces pays pourraient très bien être représentés demain par leurs ministres, mais dans le cadre de réunions parallèles. Ils ont exprimé leur souhait de s'entretenir avec nous et nous y sommes prêts.
Question: Que reste-t-il aux Européens dans cette histoire? Rester assis à attendre et regarder les Américains poursuivre leurs bombardements et accueillir les réfugiés? Ou seront-ils impliqués dans le processus de paix syrien?
Sergueï Lavrov: J'espère que l'Union européenne comprend enfin aujourd'hui que se "distancer" des affaires syriennes est inadmissible pour elle. En effet, peut-être que la vague de migration a "appuyé sur la détente", bien qu'ils ne soient qu'environ 700 000 migrants, ce qui est peu par rapport au nombre d'Ukrainiens accueillis par la Russie et qui restent sur notre territoire.
Question: Par rapport aux Syriens qui ont fui en Jordanie et en Turquie, d'ailleurs.
Sergueï Lavrov: C'est comparable approximativement à l'afflux de réfugiés syriens dans les pays de la région, dont personne ne parlait jusqu'à ce que la migration ne frappe l'Europe. Cet intérêt purement pragmatique du Vieux continent doit être complété par son implication politique dans le processus de paix. L'UE doit reconnaître les causes premières de la crise migratoire et du chaos au Moyen-Orient. Ses membres osent enfin se souvenir de l'Irak et de l'échec de la "démocratisation" du pays qui a tourné à la menace très grave de l'éclatement de la nation et à des frictions interconfessionnelles. On commence déjà à citer l'exemple plus récent de la Libye, qui s'est transformée en couloir de contrebande de migrants incontrôlée de nombreux pays d'Afrique du Nord et même d'Afrique noire. On commence à rappeler le traitement qui a été réservé au dirigeant libyen Mouammar Kadhafi en s'appuyant sur les illusions selon lesquelles en renversant un dictateur la démocratie s'enracinerait d'elle-même. Je suis sûr que la plupart des politiciens sérieux en ont tiré de leçons et qu'une vision juste de la situation mûrit par rapport à la Syrie, malgré la rhétorique anti-Assad de "démocratisation" qui perdure. Cela nous permet d'espérer pouvoir promouvoir, dans un avenir prévisible, le processus de paix - faire asseoir tous les Syriens à la table des négociations en utilisant tous les acteurs extérieurs. Les acteurs extérieurs ne décideront rien à la place des Syriens, nous devons les pousser à élaborer eux-mêmes le modèle de la vie future dans leur pays où les intérêts de tous les groupes confessionnels, ethniques et politiques seraient garantis.
Bien sûr, il faut se préparer aux élections législatives et à la présidentielle.
Question: Sont-ils prêts? Les intérêts des acteurs extérieurs sont-ils protégés si l'on prend l'exemple de la base russe sur la côte syrienne en Méditerranée?
Sergueï Lavrov: Ce facteur a déjà été reconnu par tous. L'action de nos forces militaires en Syrie est perçue par la plupart (et même publiquement par certains) comme la réponse la plus efficace à la menace terroriste, notamment après plus d'un an d'intervention de la coalition américaine contre l'EI, qui n'a fait qu'élargir ses conquêtes territoriales au cours de cette période. Je le répète, c'est une grande erreur des Américains que de refuser de coordonner avec nous leur campagne antiterroriste. Nous sommes prêts au maximum à une telle coordination. De plus, nous sommes prêts à inclure l'opposition patriotique, y compris apporter un appui aérien à l'Armée syrienne libre, mais on refuse de nous fournir des informations sur l'endroit où, selon les estimations américaines, se trouvent les terroristes et les opposants patriotiques. L'important pour nous est de pouvoir contacter les hommes qui représenteront tels ou tels groupes qui combattent le terrorisme.

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